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mercredi 22 octobre 2014

Manifeste

Ça aurait pu s'appeler Tale of a hundred cities. Parce que la ville est multiple, parce ce que le rock'n'roll est multiple. Il y a autant de rock'n'rolls qu'il y a d'auditeurs. De Robert Johnson à Johnny Thunders, ça n'est même plus un fossé, c'est une putain de grosse faille géologique, du genre de celle de San Andreas. Et pourtant, c'est du rock'n'roll : y'a des mecs qui écoutent les deux et qui se retrouvent dans les mêmes salles de concerts au même moment. (Oui, le rock'n'roll a toujours des relents un tantinet machistes, donc quand on dit mec, imagine ça comme un truc asexué).


Parce que ces mecs qui écoutent du rock'n'roll, ils sont éclectiques finalement. Même si personne n'écoute les mêmes trucs à la maison, ça reste une grande famille. Alors bien sûr, quand il s'agît de répertorier tout ce petit monde dans une ville de la taille de Besançon, ça devient un joyeux bordel. Qui on prend ? Qui on ne prend pas ? Pourquoi ? Parce que c'est notre projet déjà, parce que ces gens-là correspondent à notre définition partiale du rock'n'roll. Du punk même on pourrait oser dire. Parce que ces gens-là se bougent le cul pour faire vivre un truc. Chacun à son échelle. Le mec qui organise 30 concerts par an contribue tout autant que celui qui sort par curiosité de sa grotte régulièrement pour jeter une oreille et découvrir le nouveau groupe crasseux du coin dans un café-concert. Et c'est énorme. Sans public, tu ne fais pas de concert, sans musicien, tu ne fais pas de concert, sans bénévoles, sans programmateurs, sans graphistes, sans le mec qui va passer son jeudi soir pluvieux de fin décembre à arpenter la ville avec son pot de colle ou celui qu'il aura réussi à emprunter, son rouleau d'affiches, son pauvre pinceau miteux et ses doigts engaussés dans des mitaines en laine, tellement transi par le froid qu'il est obligé de demander au passant de lui rouler son mégot. C'est pas toujours cool de faire du rock'n'roll. C'est un truc pour les passionnés. C'est un travail à plein temps.


Un mec qu'on a rencontré pour ce projet nous disait qu'il voulait être guitar hero quand il avait 14 ans. Il s'est mis à répéter avec un groupe, et c'est là seulement qu'il a compris que ça n'était pas un truc de branleurs. Qu'en six mois de gratouille à plein temps, tu n'as toujours pas le niveau pour passer ce putain de petit solo de merde, même avec les centimètres de peau que tu auras perdus à force d'appuyer sur ces connasses de cordes. Nan, c'est beaucoup de temps et de transpiration. Quand tu vas voir un concert, tu t'es déjà posé la question de savoir combien de temps il avait fallu pour arriver à mettre en place ces deux sets de trois quarts d'heure ? Ca se compte en années d'expériences, de baffes psychologiques dans la gueule, d'économies de bouts de chandelles pour arriver à acheter un jeu de cordes rouillées, la batterie de tes rêves, monter une salle de concert, créer l'asso qui va organiser la date, trouver des mecs suffisamment sympas pour filer la main sur le catering, apprendre à dessiner pour faire un visuel potable, et on en passe. Et il en faut du monde.


Ces gens sont des gens bien. On leur rend hommage comme on peut, avec ce qu'on a. Ca ne sera jamais à la hauteur de ce qu'ils sacrifient chaque jour à leur passion. Mais finalement, ils ne sont même pas nombreux à se rendre compte qu'ils sacrifient quelque chose sur l'autel du rock'n'roll. C'est une vocation comme une autre. Mais de celle qui fait bien transpirer, c'est plaisant à voir. Ils sont heureux de le faire, et ça rejaillit chez nous. C'est communicatif, un rockeur heureux.


Bref. Tale of two cities. Dickens, Lords of the New Church, même combat. Parce que pour nous, il y a deux villes. Besançon historique, patrimoine mondial de l'Unesco, belle petite ville touristique, Besançon de jour, agréable à vivre, charmante, calme. Celle où l'on croit que rien ne se passe jamais. Et Besançon de nuit, qui sent la sueur, la bière, le tabac froid, traversée par des riffs de guitare tranchants. Celle qui abrite des dizaines et des dizaines de musiciens, des dizaines d'associations, celle de la culture indépendante. Un des rares endroits en France où tu es susceptible de voir un mec marteler les touches d'un vieux korg poussiéreux sorti tout droit d'une brocante et transporté à pied au milieu d'une cave voûtée, dans un immeuble classé monument historique, un lundi soir. Il y a une exception bisontine. Un vivier musical que tu ne retrouveras pas ailleurs, une chaleur humaine, une notion de partage. Se faire adouber dans la famille du rock'n'roll ça n'est pas évident, partout ailleurs, ça prend du temps. Ici, tu es accueilli à bras ouverts, avec le sourire. Peut-être même qu'on va te payer un verre et écouter ce que tu as à dire. Le partage amène le partage, on sent un engouement, une émulation. La scène locale est là, elle ne vieillit toujours pas, depuis bien longtemps, elle répand une belle toile d'araignée et peu à peu, elle fait ses petits...


Les choses bougent, les gens partent, reviennent, les gens grandissent, vieillissent, la vie quoi. Les groupes se forment et se déforment, d’autres prennent le relai. Des lieux ferment quand d’autres ouvrent. Les « tu te rappelles ? » sont monnaie courante, on se rend compte que c’était il y a longtemps, qu’on mélange un peu les soirées, qu’on n'a rien vu passer et que, ouais, on continue. C’est précieux ces concerts dont on reparle avec ses potes en se marrant, tous ces groupes qu’on a aimés, tous ces morceaux qui nous ont accompagnés, toutes ces affiches collectionnées. Tous ces gens qu’on a croisés, observés, avec qui on a peut-être échangé, avec qui on a sûrement trinqué. Dans ce bon vieux Besançon où les punks, les groupes, les associations se bougent depuis des années pour faire vivre cette scène musicale, cette culture locale, il est un brassage atypique où malgré les genres et sous-genres musicaux, la fête se fait ensemble, aux mêmes endroits. C’est tout un petit monde qui vit avec la même envie de transmettre, partager, organiser, faire. Ce sont ces tronches qui donnent d’eux, qui apportent leur contribution, leur énergie, qui laissent une empreinte.


On n'est pas de vrais bisontins. Nés à Besançon, oui, mais expatriés en haute-saône au bout de quelques heures. On n'est pas là pour débattre de la culture en milieu rural, mais franchement, Besançon, ça faisait rêver musicalement, socialement. A quelques années d'écart, on a grandi avec des scènes locales sensiblement identiques, les noms des groupes changeaient, mais les protagonistes se retrouvaient. Au niveau des premières amours musicales, elle a découvert The Irradiates, il avait découvert Hawaii Samurai. De belles claques dans la tronche, surtout quand tu as 18 ou 20 ans. Ca donne envie d'aller voir ce qui se passe d'un peu plus près. Alors tu commences à traîner un peu plus dans les lieux de concerts ; pour nous, ça aura été l'asylum, la crémerie, les passagers du zinc, le cylindre et consorts, ça aurait pu être le globe, le montjoie et autres si on avait eu quelques années de plus. Observer tout ces gens qui ont l'air sans chercher à avoir l'air, ça donne envie d'être un rockeur, ces mecs ont la classe. Le temps passe, tu oublies cette idée stupide de vouloir avoir l'air. Tu aimes le rock'n'roll finalement, et c'est tout ce qui compte. Dans leurs concerts, tu lâches prise, tu te défoules, tu prends des claques sur des riffs qui te marquent, qui t'accompagnent.


On s'est barrés quelques temps, voir ce qui se faisait ailleurs, voir si c'était mieux qu'ici. Eh bien non, c'est pas mieux du tout. C'est même un peu plus chiant, plus chauvin, humainement plus froid. On appartient à cette ville, alors on y revient vite.


On a tous les deux fait des études en photographie, pas au même endroit, pas au même moment. C'est en revenant à Besançon qu'on s'est rencontrés, au détour d'un concert, et que l'idée s'est imposée de travailler ensemble pour garder une trace de ce qui se passe ici et qui est important. Pour stopper deux minutes l'évolution d'une ville qui change de visage et qu'on ne reconnaît parfois plus. Des photos de concerts, il y en a plein, tout le temps. Mais ça ne rend hommage qu'aux groupes. Erreur grossière, c'est un boulot qui réunit beaucoup plus de gens pour faire vivre une scène. Tous ces gens que l'on croisait il y a quelques années, qui ont apporté leur pierre à l'édifice, ils sont où aujourd'hui ? La vie les a appelé ailleurs. Mais même si on ne les connaissait pour certains que de vue, ces gens nous manquent. Alors on ne veut pas que ça arrive une fois de plus. On veut garder un peu plus que des souvenirs flous et rendre un hommage concret à toutes ces tronches. Et écouter ce qu'ils ont à dire, comprendre pourquoi eux-aussi en sont arrivés là. Et témoigner de tout ça.


Alors on rencontre, on se fait inviter chez les gens l'espace de quelques heures, on enregistre ce qu'ils ont à nous raconter, on fait quelques images, et on repart, enrichis de petites leçons sur le patrimoine musical local. Au niveau de l'image, on en a chié avant de se décider sur la manière de bosser. Un portrait en pied dans l'antre du rockeur, entouré par ses fétiches, ça s'imposait. Un deuxième portrait plus serré aussi. Mais quelle technique ? Comme chacune avait son attrait, on s'est dit qu'on allait tripler le truc. Un polaroid, pour le côté instantané, et parce que ça nous fait un tirage papier immédiat, plus propice à la monstration. De la pellicule, parce que c'est le matériaux le plus rock'n'roll qu'on connaisse, que c'est gravé dans une époque dont tous les rockeurs se réclament. Et le numérique. Parce que le rock, ça évolue aussi avec le temps, que si tu enregistres sur un 4 pistes K7 aujourd'hui, c'est un choix artistique, mais ton boulot sera plus adéquat à la diffusion avec un support numérique. Le pola et la pellicule, c'est loin d'être pratique à passer sur un écran. Ca nous laisse le choix...